Ars Dogmatica

Pierre Legendre

La drogue et l’institution du sujet

Cette réunion tourne autour de deux mots : la drogue, la Loi. Qu’est-ce que la question de la drogue ? Qu’est-ce que la question de la loi ? Comment les mettre en rapport ? Quel rapport y a-t-il entre la question de la drogue et la question de la loi ? Je répondrai en commentant l’intitulé de mon intervention : la drogue et l’institution du sujet.

Vous remarquerez que cette formulation comporte trois termes : la drogue, l’institution, le sujet, et qu’aux deux termes institution et sujet fait face le terme drogue. Un terme qui, au singulier ou au pluriel, trône comme thème général de ce colloque : Penser la drogue, penser les drogues. Si j’ai bien compris l’intention des organisateurs, il s’agit d’avancer, sans oser la formuler tout à fait, une question : comment penser la drogue, penser les drogues ? Pour ma part, je dis : engageons-nous dans une pensée digne de ce nom – une pensée sur l’institution et le sujet.

Or, dans l’esprit public, ce que recouvre l’idée de drogue, ce générique venu de la pharmacologie, c’est une débâcle – une débâcle qui précisément concerne l’institution et le sujet. Débâcle de la société à travers l’institution, qui ne peut faire obstacle à un tel phénomène ; débâcle du sujet : l’individu tombe en ruine.

Une réflexion fondamentale, si du moins dans l’atmosphère présente elle est jugée recevable, doit donc s’efforcer de comprendre en quoi la drogue constitue le symptôme d’une débâcle – la débâcle de l’institution et du sujet, plus exactement de l’institution du sujet. À partir de là, c’est-à-dire à partir d’une compréhension du mécanisme de la débâcle, il devient possible, me semble-t-il, d’envisager des conclusions pratiques.

Je vais esquisser ici une réflexion sur ces deux plans :

1°) La drogue doit être étudiée comme relevant elle-même du phénomène institutionnel.

2°) Cette proposition en entraîne une autre, sur le plan pratique celle-là : la compréhension de la drogue relevant du phénomène institutionnel ouvre le chapitre des effets cliniques du droit, par conséquent d’un rééquilibrage d’ensemble de la réflexion clinique sur la drogue.

 

La drogue relève du phénomène institutionnel, parce que la drogue relève de la loi, de la problématique de ce qui fait loi pour l’homme.

Revenons aux notions élémentaires. La drogue nous renvoie à la construction du sujet humain selon la loi de l’espèce, la loi de l’espèce parlante. Instituer le sujet – « instituer la vie » selon l’expression romaine classique, jeter les bases de la vie, la fonder pour le sujet –, c’est faire jouer la loi du langage et du sujet de la parole. Concrètement, faire jouer la loi du langage, c’est faire jouer le mécanisme de la filiation, c’est-à-dire construire, selon une autre expression elle aussi traditionnelle, « les fils de l’un et l’autre sexe ». Dans cette perspective, le drogué est un fils déconstruit ou en voie de déconstruction, un fils non institué ou désinstitué. Comment comprendre cela ?

Je vais répondre en trois temps, de manière à mettre en relief les principes fondamentaux de la construction des fils. Je vais brièvement faire valoir trois notions, essentielles à la compréhension minimale de l’institutionnalité : l’enjeu œdipien, le déterminisme symbolique, la logique des places.

I

1. L’enjeu œdipien dans la construction des fils

Si l’entrée dans la parole a pour prémisses que le sujet s’arrache à l’opacité originaire, qu’il accède à la représentation de l’absence et de la perte sans succomber à l’angoisse de l’anéantissement – autrement dit, qu’il symbolise le vide et la négativité –, cela suppose qu’émergent pour lui les images fondatrices, que se construisent les relais et les médiations, grâce auxquels l’humain va élaborer son identité et entrer dans la dimension du désir.

Ainsi avons-nous à prendre acte de ce que la découverte freudienne a mis sur la table : la dimension du désir, c’est la dimension du désir œdipien, avec ce qu’elle comporte d’essentiel, inaccessible au raisonnement scientifique ordinaire : le fond d’inconscient. Tenir compte de cela, c’est-à-dire de l’autre scène, de la scène insue du langage, demeure la pierre d’achoppement de toute entreprise de réflexion sur ce que nous appelons l’Interdit. De l’Interdit, si j’ose dire, l’enjeu dramatique nous glisse entre les doigts, car il s’agit de concevoir les représentations opérantes du théâtre inconscient : l’inceste et le meurtre. La construction des fils consiste, en usant de grands moyens institutionnels, qui sont des moyens symboliques, à désamorcer cette bombe : l’inceste et le meurtre.  Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? J’en arrive à cette seconde notion essentielle :

 

2. Le déterminisme symbolique

Les grands moyens institutionnels de l’arrimage du sujet à la loi de l’espèce ont pour pivot l’échafaudage politique et juridique du Tiers séparateur – l’instance sociale de la Référence –, autrement dit la mise en scène symbolique du couteau séparateur, la métaphore d’une loi fondatrice. Loi fondatrice signifie ici l’horizon du discours ­Tiers, dont relève le sujet humain, en toute culture, par le relais de médiations solidaires les unes des autres. Pour reprendre une formulation des anciens juristes européens, si habiles à manier les emblèmes, je dirai : la Loi est un glaive de paroles.

Je n’insiste pas, dans ce bref exposé, sur le concept de Référence que j’ai tant étudié, qui peut s’exprimer de plusieurs façons. La Référence, c’est-à-dire le Tiers dans la société, signifie à la fois : le Tiers fondateur des catégories normatives (en ce sens, la notion vise d’abord le langage comme institution) ; le principe de Raison ; ou encore et surtout, du point de vue clinique, le principe du Père, principe qui s’impose à chaque humain quel que soit son sexe, pour le séparer, au sens où il s’agit, pour le sujet de l’image narcissique, d’accéder à la représentation de l’autre de soi et de l’autre comme soi.

Cette question du Tiers est centrale ; elle résume à elle seule la fonction institutionnelle à l’adresse du sujet – fonction qui consiste à nouer les divers registres dont procède la vie : le biologique, le social, l’inconscient. Mais surtout, l’important pour nous ici est d’observer le mode sur lequel opère le Tiers.

Je l’avais déjà longuement exposé à propos du suicide ; je le répète à propos de la drogue : le Tiers opère sur le mode du créancier qui exige paiement. Paiement de quoi ? Paiement, si je puis dire, du ticket d’entrée dans l’espèce, sous la forme du sacrifice symbolique, de la renonciation à l’inceste ; en termes de psychanalyse : la castration symbolique. Sous peine de mort – mort subjective, c’est-à-dire sous peine de non-fondation du sujet de la parole –, chaque humain doit entrer dans le renoncement, c’est-à-dire subir la loi de l’Interdit. Que se passe-t-il dans la drogue ?

Il se passe ce qui se passe dans le suicide, dont elle est, si j’ose dire, la version « soft ». En dépit des apparences, elle est un geste au nom de la vie. La drogue a statut de Tiers, mais de Tiers meurtrier, meurtrier de soi pour le sujet. Nous devons bien comprendre que, dans l’ensemble symbolique qu’est le système de la filiation, la drogue a nécessairement statut de Tiers. La drogue reste la figure du Tiers créancier qui exige son dû. Figure extrémiste, en ce sens que le Tiers ici n’a plus figure humaine, n’étant ni médiatisé, ni autre. Concrètement, à l’échelle familiale, cela veut dire que la drogue est un substitut parental. J’ai déjà eu l’occasion de le dire : dans la débâcle de la structure œdipienne en Occident ultramoderne, la drogue a statut parental ; les nouveaux parents, c’est la drogue. Cela m’amène à considérer une troisième notion essentielle :

 

3. La drogue et la logique des places

La logique de la différenciation subjective nous montre que le Tiers symbolique – le Tiers du langage – répond à une exigence que j’exprimerai très simplement : notifier au sujet la limite. Le Tiers, en tant que poseur de limite, demeure sous statut d’indisponibilité. Autrement dit et contrairement aux propositions qui propagent l’idéologie meurtrière du sujet-Roi, le sujet ne fait pas, de ce tiers, ce qu’il veut parce que tout sujet relève de la loi – la loi généalogique. Nous voici donc devant l’enjeu suprême de l’institution du sujet : marquer le sujet. Le sujet non institué est un sujet non marqué par le tiers, c’est-à-dire un sujet qui n’est pas à sa place, à la place pour lui marquée, et qui ne reconnaît aucune place. Nous voici devant la logique des places. Qu’est-ce que cela comporte ?

Schématiquement, cette indication comporte deux éléments, que je peux résumer ainsi : tout sujet relève d’un père, et il n’est de père que référé lui-même à l’institution de la paternité. Reprenons cela :

1ère remarque : Tout sujet, quel que soit son sexe, relève d’un père.

Cela veut dire la triangulation familiale : conformément à la dynamique subjective à l’intérieur de ce que nous appelons structure familiale (laquelle connaît, dans l’humanité, une infinité de versions), le jeu des fonctions père et mère. Notons bien ces termes père et mère comme fonctions, plus exactement fonctions croisées (concepts que j’ai longuement exposés et sur lesquels je ne reviens pas ici). La subversion ou la dénégation de la triangulation, au niveau structural concret, met le sujet en position structuralement folle, c’est-à-dire en position d’avoir à se fonder lui-même pour exister. L’humour anglais exprime les choses de façon plus légère : le sujet-Roi, le sujet auto­fondateur de lui-même répond à la formule « I, Me and Myself » ! Au fond de cette affaire, nous découvrons la fonction du père – ou plus modestement, selon le vocabulaire que j’ai promu, l’office du père.

2ème remarque : Il n’est de père que référé lui-même au Tiers, c’est­-à-dire à l’institution de la paternité.

Cela veut dire que l’office du père est un concept à étages. 

Étage n° 1 : l’étage social de la Référence. Il s’agit pour nous de concevoir que la famille n’invente pas la structure des places, mais elle s’y soumet. Aucune famille n’invente la loi généalogique ni le droit, elle se soumet aux catégories juridiques de la filiation. 

Étage n° 2. À partir de là, de la marque juridique des places – les places œdipiennes de la structure subjective –, l’office du père vient fonctionner à l’adresse des deux sexes. Il fonctionne comme notification de la limite à l’enfant, mais à une condition : que le titulaire de cet office, le père concret, se soumette lui-même à la limite, c’est-à-dire qu’il renonce à sa propre demande d’enfant pour la reconnaître à son enfant, et du même pas être en mesure de notifier la limite à l’enfant. Autrement dit, le titulaire de l’office du père échange sa propre place d’enfant contre la place du père ; ainsi devient-il père de son enfant. Ce mécanisme, c’est la permutation symbolique des places. Il est au premier plan des grands problèmes institutionnels d’aujourd’hui. Je n’ai fait que l’effleurer.

Si la drogue a pris les proportions d’un symptôme social, ce symptôme relève d’une problématisation de la débâcle du père : débâcle du père concret, qui n’est compréhensible que rapportée à la question du principe du Père dans la structure d’ensemble de la culture ultramoderne. Notons bien que la débâcle du père n’est rien d’autre que le refus de la permutation symbolique, c’est-à-dire sur fond d’anti-loi, ou si vous préférez, sur fond de triomphe œdipien à bon compte, au préjudice bien sûr des nouveaux arrivants, les jeunes. Je dis : à bon compte, parce que les drogués sont les victimes de permutations symboliques manquées – manquées par leurs propres parents.

Dès lors, se profile une question : que faire ? Quelle politique de la loi promouvoir, c’est-à-dire quelle politique de la loi généalogique ? J’en arrive aux conclusions pratiques.

 

II

 

Conclusions pratiques donc. L’intérêt d’une débâcle, c’est de mettre à nu la logique d’un mécanisme, en l’occurrence le mécanisme général de l’institution du sujet. Cette logique une fois reconnue, il devient plus facile d’orienter les pratiques, de les tirer dans un certain sens. Je vais énoncer trois conclusions essentielles, destinées à faciliter nos réflexions sur le thème officiel annoncé en sous-titre du colloque : Autour de la loi.

 

Première conclusion. II n’existe pas deux lois, une loi symbolique et une loi positive ou juridique, mais une seule, la loi du symbolique, plus exactement la loi du déterminisme symbolique. En revanche, il existe plusieurs niveaux d’expression et d’adresse du message symbolique. Ces niveaux – social et subjectif – ont affaire à la même loi : loi d’institution de l’Interdit, loi du Tiers, loi du Père. La complexité de la culture contemporaine entraîne la complexité des réseaux du message, mais sans affecter la nature de ce message.

De là, une deuxième conclusion, particulièrement importante pour la problématisation du rapport d’un sujet à sa drogue. La complexité des manifestations juridiques, administratives, médico – ou psycho-administratives autour de la drogue et du drogué peut et doit être ramenée à un principe simple : un principe de suppléance au défaut, à la débâcle de la loi du Père. Tout l’appareillage techno-administratif, sous toutes ses formes d’expression sociale (y compris donc l’appel au soutien psy) supplée à la loi du Père. En d’autres termes, cet appareillage de règles et de pratiques s’inscrit dans le nouvel échafaudage de la Référence et les nouveaux modes du sacrifice institué. Avec ces conséquences :

a) Pour les juristes. L’horizon du droit pénal n’est pas le droit pénal, mais le noyau du droit civil, les fondements civilistes de la filiation qui sont les fondements institués de la reproduction du sujet. Mais cela ne peut être saisi par les juristes, que s’ils prennent acte (par une problématisation adéquate du droit) de la dimension clinique du droit, autrement dit des enjeux symboliques du droit.

b) Pour les psychanalystes. Si la psychanalyse est au service de la vie, cela veut dire que l’horizon de l’analyse est le destin du sujet référé à la loi, c’est-à-dire d’abord et avant tout du sujet de la filiation. Cela ne peut être compris, que si les analystes prennent acte (là encore par une problématisation adéquate) de la dimension juridique du rapport à la loi, autrement dit des enjeux légalistes (au sens juridique de ce terme) de ce que nous appelons l’Œdipe.

En définitive, la question de la drogue et du sujet – qui constitue le révélateur de la débâcle de l’institution et du sujet aujourd’hui – exige qu’émerge un nouveau style des pratiques, tant juridiques que psys. Pour caractériser ce style, j’en arrive à mon ultime conclusion :

Troisième conclusion. La question de la drogue et de l’institution du sujet impose un concept central, qui soit capable, si j’ose dire, de fédérer les problématiques juridiques et subjectives. Ce concept, je l’ai déjà longuement exposé, puis mis en pratiques avec mes collaborateurs : c’est la Justice généalogique.

Sous cette rubrique, la question de la drogue et de l’institution du sujet peut être reprise selon deux voies techniques spécifiques, en rapport l’une avec l’autre.

a) Repenser la casuistique, c’est-à-dire introduire, tant chez les juristes que chez les psychanalystes, une méthode d’accès aux cas qui tienne compte de cet apport, désormais indispensable : une réflexion sur la filiation. Sur cette base seulement, peuvent être avancées des études plausibles sur les enjeux de l’encadrement législatif, jurisprudentiel, administratif, ou prennent place les diverses pratiques, et notamment les soins.

b) Repenser les fonctions d’intervention, dans la perspective, là-encore, de la Justice généalogique, c’est-à-dire du rapport de créance et de dette. Que paye le drogué et à qui, quand le prix de sa vie est son anéantissement ? Face au juge, face à l’expert, c’est cette question qui se pose, la vraie, parce qu’elle est l’ultime question. Sur le terrain de la loi, il s’agit de situer les grandes fonctions d’intervention par rapport à la Justice, c’est-à-dire à la circulation des créances et des dettes entre les générations sous l’égide du tiers séparateur.

 

Extrait de Autour du parricide, Tome 1 des Travaux du Laboratoire européen pour l’Étude de la filiation, Bruxelles, Émile Van Balberghe Libraire, 1995, p. 105-112

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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