Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Le Beau Mensonge

À la mémoire d’Eduard-Maurits Meijers, historien des glossateurs et praticien du droit international

Je note le retour massif de la rhétorique, par les médias industriels.

Ainsi la propagande gestionnaire pour les relations informelles et le gouvernement de la sincérité trouve-t-elle sa limite dans ce à quoi elle se soumet que j’exprimerai sur le mode familier : faire du cinéma pour convaincre. Par la nécessité de conquérir l’adhésion, le théâtre fait son entrée. En langage dogmaticien, dans la filière qui descend des Pères de l’Église Origène et Jérôme au fondateur moderne du droit international, Grotius, cela s’appelle mettre en œuvre le système de la simulation (systema simulationis).

Observez comment de nos jours, sous le règne des idéaux de transparence, le marketing des communicateurs spécialisés et, plus banale, la pédagogie de science politique ou de relations publiques d’entreprise agissent pour entraîner leurs clients, élèves ou usagers, à la parole efficace. Si l’on s’interrogeait sur la manœuvre, en dehors des poncifs habituels sur l’Ère nouvelle de la Communication, on s’apercevrait que l’efficiency veut des machines intelligentes. Côté machine, elle s’efforce d’obtenir des pantins ; côté intelligence, elle cherche à fabriquer des diplomates. Interrogez ceux qui s’entraînent, l’ingénieur-conseil traitant une campagne électorale ou le néophyte de l’ENA française s’exerçant par cassettes-vidéo à communiquer, bientôt apparaîtra le nœud de la pratique : il s’agit de construire, pour reprendre un mot de Pindare, le mensonge doux, en traduction seyante à notre temps, le mensonge sucré (ψεῦδος γλυκύ)(pseudos glyky).

Voilà un thème de réflexion, distrayant peut-être : jeter une sottise à terre pour voir qui la ramassera. Le propos traînait dans les anciens cours de diplomatique1 et, si je ne m’abuse, le lecteur pensera qu’à mon tour j’ai jeté le titre – le beau mensonge – par galéjade. Qui, de nos jours, oserait laisser entendre, dans nos sociétés rendues à leur tradition dévote par le Management, que le mensonge puisse être au principe même du gouvernement ?

Essayons de préciser cette affaire du Beau Mensonge. C’est Grotius, d’après mes investigations, qui dans un passage du Droit de la Guerre et de la Paix consacré à la licéité ou non du mensonge dans la guerre (3, 1, 16-17) a remis sur la table chez les modernes une ancienne controverse juridique, tranchée par Gratien fortement appuyé par un texte d’Augustin (C. 22, q. 2, c. 14) et dont les glossateurs ont tiré une liste exhaustive des huit sortes de mensonges. Grotius baroude, évoquant la mythologie grecque, se référant aux auteurs, Augustin (reconnu en note par l’annotateur qui cite d’après Gratien), Jean Chrysostome, l’auteur de la formule pulchrum mendacium que l’annotateur cite tout au long 2. Mais, le cadre de la Scolastique est brisé et, en remettant en scène tant de textes qui se situent sur un autre versant qu’Augustin (le jusqu’au-boutiste de l’anti-mensonge), la discussion fait resurgir un fin fond bien oublié, qu’aujourd’hui en relecteurs érudits nous pouvons restituer. Quel fin fond ? Le passage de l’épître aux Galates (2, 11-14) où Paul s’en prend à Pierre à propos de la position ambiguë de celui-ci dans ses rapports avec les Gentils et les circoncis 3. Texte délicat, pour les commentateurs ayant affaire à une dispute entre les apôtres. Une exégèse, venue d’Origène semble-t-il, fut diffusée par Jérôme : les deux apôtres jouaient la comédie – simulatio, hypocrisis 4 – pour enseigner les premiers chrétiens. Contre cette doctrine vitupéra Augustin 5, dénonçant ce qu’il appelle mendacium officiosum ; traduisons : le mensonge dicté par la fonction – je dirai : le mensonge bureaucratique.

Il y a beaucoup à dire sur pareille controverse et j’invite le lecteur à ne pas se hâter d’opter pour la solution la plus tentante : la morale, ou de jouer au plus fin en se rangeant du côté de saint Jérôme. La question n’est pas là, car cette fameuse discussion est trop révélatrice de la schématisation occidentale sur l’art de la parole et le politique, pour ne pas devoir être mise à distance. Dans l’univers institutionnel, la passion de la vérité alimente les terreurs, mais aussi elle les déjoue ; inversement, mentir, comme dit Chrysostome, peut servir la justice, mais aussi est l’arme absolue des tyrannies. J’en viens à cette question : comment faire un pas de côté, afin de concevoir de manière moins abrupte la notion du beau mensonge ?

Nos manières politiques ne permettent pas de considérer l’art de la parole comme matière institutionnelle, c’est-à-dire de promouvoir au premier rang la science de la diplomatie. À cet effort, nous préférons l’estocade des principes et la pédagogie des schémas réducteurs. De même que, comme le remarquait l’éditeur du publiciste russe Shafirov 6, les civilisations non civilistes, celles de la Chine, de l’Inde, du Japon, avaient produit un véritable Droit International dont l’histoire ne nous intéresse pas, de même des thèmes aussi éloquents que le Beau Mensonge n’ont pas la moindre chance d’apparaître pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des thèmes institutionnels christianisés, parce que nous ne cherchons pas à savoir ni comprendre ce que pouvait être la construction traditionnelle du politique et de la parole dans les cultures auxquelles eurent affaire des hommes comme Origène. Corrélativement, on ne saurait dire que nous nous comprenons nous-mêmes ; ainsi l’observation de Meijers sur les notions médiévales d’Imperium Romanum et d’Ecclesia Romana qui ont plus fait pour entretenir l’idée d’une seule communauté juridique internationale que ne fut jamais capable en son temps le Droit Naturel (XVIIe-XVIIIe siècle)7, n’est pas intéressante au regard de nombreux juristes contemporains, ancrés dans une représentation étroite du fonds conceptuel européen. Je dirai, pour notre propre compte d’Occidentaux, nous ne savons même pas de quel capital nous sommes les rentiers quant à la notion culturelle de diplomatie qui est la nôtre, sauf à consulter la littérature produite par le Saint-Siège, ce comptable exact, porteur de l’ethnocentrisme occidental 8.

J’ai donc insisté sur le versant international et diplomatique des problèmes que le thème du Beau Mensonge nous convie à étudier. Derrière ce thème, se profile la question de la fiction en ce qu’elle comporte de plus essentiel et de plus délicat à manœuvrer dans une société : l’institution de la parole. Le battage gestionnaire et les grandes propagandes ont destitué un certain état des interrogations, que les publicistes de l’époque baroque avaient cherché à codifier autour de la notion flottante de conversation civile (civilis conversatio), bientôt réduite à néant par l’ordre bourgeois. Or, l’aménagement de la fiction dans une société se traduit par l’échange institué des paroles et à travers cela se joue la pratique du rapport politique. Sur la scène internationale et diplomatique les mises sont jouées sur un mode intense et comme en laboratoire. D’un diplomate, on dit : il négocie ; d’une conversation diplomatique : un marchandage. En diplomatie plus qu’ailleurs, la métaphore grecque d’Hermès, le dieu qui préside aux échanges, c’est-à-dire au commerce de et par la parole prend toute sa force. Sur l’art de négocier, je vous conseille deux lectures : quelques textes du Digeste au titre du dol (noter la formule du titre qui n’est pas loin d’évoquer par antiphrase le beau mensonge : De dolo malo, = du mauvais dol, 4, 3) et l’opuscule très dense de Mably au XVIIIe siècle 9.

 

Texte extrait des Leçons VII, Le Désir politique de Dieu - Etude sur les montages de l’État et du Droit, (1988), p.201-204.

« Le Désir Politique de Dieu”,  titre des Leçons VII dont ce passage est extrait, doit être précisé. Il s’agit du Désir imputé à Dieu. Traduction anglaise : “God’s Political Desire” (et non pas “Political Desire for God”)- (Note 2020)

 

 

1. Formule d’un diplomate d’Ancien Régime. Voir P. Pradier-Fodere, Cours de droit diplomatique, Paris, Pedone, 1881, II, p. 262.

2. J’utilise l’édition du De jure Belli ac Pacis, La Haye, 1680, p. 484. Sur la formule chez Chrysostome, cf. l’étude de l’obligation de sincérité et la problématique du mensonge par G. Müller, Die Wahrhaftigkeitpflicht und die Problematik der Lüge, Fribourg (Brisgau), Herder, 1962, p. 45.

3. Un ouvrage de référence sur ce passage par le théologien protestant, ami de Nietzsche, F. Overbeck :Über die Auffassung des Streits des Paulus mit Petrus in Antiochien (Gal.2, 11 ff.) bei den Kirchenvätern, Bâle 1877.

4. Commentarium ad epistulam ad Galatas, 2,11-13. Patrologie latine, 26, col. 338-340.

5. On trouvera les références sur la controverse Augustin-Jérôme dans l’étude de la correspondance qu’ils ont échangée, J. Schmid, SS. Eusebii Hieronymi et Aurelii Augustinie Epistulae mutuae, Bonn, 1930, pp.13 et sv. 

6. Introduction de W. E. Butler, à P. P. Shafirov (Vice-Chancelier de l’Empire Russe), A Discourse Concerning the Just Causes of the War between Sweden and Russia (1716 en russe, 1717 en anglais), New York, Oceana Publications, 1973, pp. 2-3.

7. Note de Meijers sur un point d’histoire du droit romain au Moyen Age (1920-1921) reprise dansÉtudes d’histoire du droitIV, Universitaire Pers Leiden, 1966, p. 196.

8. Une étude autorisée : Mgr I. Cardinale (chef du Protocole de la Secrétairerie d’État), Le Saint Siège et la Diplomatie. Aperçu historique, juridique et pratique de la Diplomatie pontificale, Paris, Desclée, 1962 ; cf. pp. 49-50 l’exposé sur la supériorité politique de l’Église catholique par rapport aux autres religions.

9. Mably, Principes des Négociations pour servir au Droit public de l’Europe, fondé sur les traités, dans Œuvres, V, Paris, An III ; cf. notamment chap. 20 ( « Des devoirs des ambassadeurs ») où sont opposés deux célèbres diplomates au service de la Monarchie française, l’un tablant sur la franchise (cardinal d’Ossat), l’autre intrigant et dissimulateur (cardinal Mazarin).

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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