Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Le danseur : un instrument dans la main du chorégraphe ? Note sur la danse, considérée comme monument politique

Mon étude du système occidental des danses1, publiée voici dix ans, insistait sur la force institutionnelle du ballet. Je me plaçais du point de vue d’une réflexion cherchant à saisir comment de la com­position surgit une légalité du mouvement, de quel savoir-faire poli­tique relève le partage de l’image du ballet entre les danseurs, pour­quoi enfin le pouvoir du chorégraphe d’engendrer des marionnettes vivantes demeure l’une des métaphores-refuge à l’abri desquelles la civilisation industrielle travaille la science du lien à la Référence absolue.

Cette parenthèse est l’occasion de le redire : en ce qu’elle s’ins­crit, pour reprendre l’expression du classique Noverre au XVIIIsiè­cle, parmi les arts imitateurs, la danse touche au contrôle des identi­fications. Pour cette raison, elle constitue, dans une culture, un immense champ de manœuvres où se joue un réglage de la subjecti­vité – ce dont témoigne la ritualité des peuples danseurs. Dans l’ordre des traditions ouest-européennes, si profondément marquées par le christianisme et son interdit des danses, le système chorégra­phique – conquête de l’esprit libéral – a pris un certain tour, déritualisé en son principe mais conforme à l’institutionnalité moderne occidentale. Comment, ayant brisé l’interdit et surmonté la réfutation du corps, ce système a-t-il tiré parti du fonds religieux lui-même, inventé des techniques d’enlacement du sujet avec une image fabriquée (par exemple, selon le code du ballet), découvert à l’ère bourgeoise que les danses contribuent à l’isolement sexuel des espèces sociales ? Ces problèmes, que j’ai tenté de circonscrire, ne sont pas les plus importants, au regard de la question structurale qu’avait cherché à discerner mon étude : en quoi les chorégraphies, telles que l’Occident les a produites, disent-elles la vérité du lien politique ?

L’évolution du discours métaphysicien quant au lien de pouvoir mis en scène par la danse n’a pas seulement confirmé mon propos, elle indique qu’il faut aller plus loin. L’esprit des grandes inventions chorégraphiques du XXe siècle est en train de pénétrer l’historiogra­phie érudite, en même temps que le milieu artistique énonce de plus en plus clairement ses propres interrogations. Certains poncifs et la minauderie ayant fait long feu, des commentaires fondamen­taux prennent le dessus. L’un d’eux, auquel fait écho le titre de cette Note emprunté peu ou prou à Scheier2, met le doigt sur un point essentiel : quel rôle joue le danseur dans le ballet ?

Je me borne à déposer la question, assortie de deux remarques :

- La théorie du ballet moderne, comme théorie de l’organisation. Je signale l’importance des entreprises théoriciennes visant à construire l’architecture et à planifier le fonctionnement du ballet. Nous n’en sommes plus aux descriptions de Feuillet (XVIIIe siècle), élaborant son code des figures et des signes. Le XXe siècle développe des conceptions et des méthodes chorégraphiques dignes du taylo­risme et de la planification. Cependant, de tels jugements parfois prononcés sont expéditifs, demeurant à la surface des choses. L’expérience du Ballet soviétique des années 20, qui voit le danseur comme une machine dansante, ne doit pas être jugée d’après la logorrhée des propagandes sur la Fin de l’art, le Corps-instrument prolétarien, etc. On ne saurait museler la création, lorsqu’elle est le fait d’authentiques artistes comme il en fut autour de la nouvelle théorie du ballet, le Constructivisme. De même, vers la même épo­que, le Triadische Ballett de Stuttgart, en créant une forme de danse statique où se meuvent des corps-structures, ne relève pas seule­ment d’une volonté de Révolution technique maniant ses trois concepts clé (Corps, Espace, Structure), il vise à mettre en scène le désespoir métaphysique. Dans les deux cas ici notés, ce que gère la nouvelle organisation des corps-pour-le-ballet avec une précision extrême et, chez les Soviétiques, un grand déploiement de moyens, c’est la demande adressée au danseur d’incarner par ses prouesses techniques la forme moderne du renoncement à soi. Autrement dit, la théorie du ballet devient discours du lien au pouvoir.

- L’après-coup de la théorie : que devient le sujet ? Voilà bien la question qui taraude la réflexion occidentale sur les danses. Du côté du chorégraphe, on peut s’en tirer élégamment, et le propos de Balanchine : “Je suis comme le chef cuisinier d’un restaurant”3 laisse le problème entier. Si l’on évoque parfois, pour rendre compte de la rationalisation du travail chorégraphique, le terme de bureaucratie, il serait probablement plus juste d’affronter le concept d’acte militaire, que j’évoquais précisément à propos du principe du ballet. Sur cette affaire, que les travaux actuels sur le phénomène institutionnel et la subjectivité aborderaient difficilement, il faut se souvenir que l’interrogation, pour s’avancer jusqu’au nœud des difficultés posées aux artistes par l’art d’aujourd’hui, se doit de faire le long détour par la problématique des montages.

 

1. La passion d’être un autre. Étude pour la danse, Seuil, Champ freudien, 1978.

2. H. Scheier, « Nur ein Instrument in der Hand des Choreographen ? Oder: Welche Rolle spielt der Tanzer im Ballett ? “, Ballett, 1983, pp. 12-16.

3. Interview inédite de 1980, publiée par H. Regitz dans Ballett, 1983, pp. 44-45.

 

Extrait de Parenthèse dans Leçons VII, Le Désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État et du droit, p. 197-199. 

 

Autres textes relatifs à la danse : Mais ce qui ne demeure pas, les danseurs le fondent ; Entretien avec Brigitte Lefèvre, directrice de la danse – Opéra de Paris

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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