Ars Dogmatica

Pierre Legendre

L’humanité a besoin de l’ombre pour échapper à la folie

Le 23 avril [1997] sort un film, La Fa­brique de l’homme occidental, inspiré de vos travaux. Com­ment votre recherche théorique s’est-elle retrouvée sur un écran ?*

Tout est parti de l’existence des images enregistrées par une camé­ra de surveillance concernant un cas dont je m’étais occupé, celui du caporal Denis Lortie, qui, le 8 mai 1984, s’est introduit dans le Parle­ment du Québec pour tuer le gou­vernement, faisant trois morts et huit blessés. J’ai conseillé ses avo­cats lors du procès, parce que cette affaire me semblait exemplaire : on y voit les conséquences de la trans­gression des tabous essentiels (Lor­tie avait été victime d’un père in­cestueux), les effets de transmission de génération (c’est quand lui-même est devenu père qu’il n’a plus su comment agir, qu’il a craqué et commis son attentat), le rôle de l’État comme représenta­tion totémique de l’autorité (selon ses propres termes, il voulait tuer le gouvernement « parce qu’il avait le visage de son père»), le rôle des images (c’est en se voyant sur la bande vidéo que Lortie a pu se séparer de son acte et ainsi l’assumer, retrouver sa place, au sens exact du mot «catharsis»).

 

Considérez-vous que l’image sauve ?

Pas nécessairement, c’est évi­demment plus complexe. J’étais opposé par exemple à ce qu’on fasse un film de fiction à partir de l’histoire de Lortie, comme cela a été envisagé. Et la diffusion in­considérée de la bande vidéo par les médias a eu des effets tra­giques : un jeune type s’est identifié au « héros » et a commis un mas­sacre avant de se suicider. Il faut faire attention à la puissance que confère le fait d’être au centre de l’image, qui est un lieu de pouvoir très fort. On n’a pas encore pris la mesure de ce qui se produit dans notre entrelacement aux images.

 

Comment avez-vous conçu le film ?

Il s’agissait de donner à perce­voir ce qui est à l’œuvre, ce qui tient les ficelles dans la représenta­tion. L’image permet de mettre la pensée sous le regard de manière plus directe que par un discours théorique, dans un rapport plus proche de celui qu’instaure la poé­sie. Avec le producteur Pierre-Oli­vier Bardet et le réalisateur Gérald Caillat, nous avons voulu créer un genre de documentaire particulier, sur l’institutionnel. L’institutionnel, a priori, ça ennuie tout le monde, surtout s’il s’agit d’évoquer le droit, qui, en France, n’est pas considéré comme appartenant à la culture. Il faut avoir le feu sacré pour essayer de démocratiser ces choses-là.

 

Les institutions sont le sujet du film ?

Le sujet, c’est l’institution de l’homme. La construction, le mon­tage humain, la fiction que nous sommes, chacun dans son être propre, dans sa vie, et comment tout cela a été et est construit pour faire face aux énigmes de la nais­sance et de la mort. C’est l’enjeu de tout mon travail.

 

Vous dirigez le Laboratoire européen pour l’étude de la filia­tion. De quoi s’agit-il ?

D’un lieu de recherche où nous tentons de combiner des études de terrain, au plus proche de réalités souvent sordides – comme, par exemple, les cas de criminalité en­fantine –, et une approche plus abs­traite, historique et philosophique, du droit, en prenant également en compte l’apport représenté par la psychanalyse. Freud a rappelé à l’Occident que lui aussi, quoiqu’il le nie, a affaire avec la sauvagerie et avec le mythe. Il s’agit de nouer en­semble le biologique, le social et l’inconscient subjectif ; seul ce « montage » me paraît pouvoir rendre compte du fonctionnement de la société en son principe, c’est­-à-dire ce qui constitue l’homme comme homme – et pas unique­ment comme viande vivante.

 

Votre réflexion part d’une démarche juridique ?

Oui, dans la mesure où j’ai d’abord étudié le droit, et surtout, d’une manière plus globale, dans la mesure où la question fondamen­tale peut se formuler ainsi : Pour­quoi faut-il des lois ? Mais les ré­ponses ne sont pas à chercher dans le droit seul ; Giambattista Vico di­sait qu’on ne peut pas faire un ju­riste qui n’aurait pas lu Homère, mais en France on ne comprend pas cela. Poser la question de la né­cessité des lois signifie comprendre que l’humanité ne peut accepter la décomposition des références, le discours actuel qui renvoie chacun à soi-même. Dans les sociétés oc­cidentales, techno-scientifiques, ce sont les États qui ont eu en charge ce qu’on peut appeler le pouvoir généalogique, celui qui inscrit cha­cun, mais aussi chaque génération dans une continuité organisée. Au­trefois, ce pouvoir relevait du reli­gieux, mais la sécularisation ne change rien à la logique normative.

 

La nature et le fonctionne­ment de l’État dépendent-ils également de sa propre généalo­gie?

En Occident, le concept d’État, qui est une grande invention, est né de l’union du christianisme et du droit romain. C’est un alliage très particulier, qui sépare le fonde­ment, qu’on appelait autrefois la théologie, et qui dit la raison - pourquoi il y a des lois - et le droit lui-même, réduit à un statut de technique : il n’y a pas de régime de vérité interne au droit, seule­ment un principe d’efficacité. L’ac­cès juif à la raison, par exemple, est très différent : la théologie et le normatif sont intriqués. 

 

On considère couramment aujourd’hui que davantage de démocratie passe par moins d’État…

Parce qu’on ne voit pas qu’il y a grand péril quand l’État ne joue plus son rôle de totem et de garant de la raison. Nous sommes devant un renversement : les droits de l’homme sont des conquêtes chère­ment acquises, mais à présent ils fonctionnent à l’envers, dès lors qu’il n’existe plus d’instance signi­fiant la raison des règles, et la rai­son de leur reproduction. Durant les années 70, ce « noyau ato­mique» des relations humaines a été dynamité au nom de la liberté. Des juristes y ont contribué, mais aussi les politiques ; maintenant, le pouvoir revendique sa propre dis­parition. On voit un ancien pré­sident de la République écrire qu’il a souffert d’être séparé de ses concitoyens. C’est-à-dire qu’il ne supportait pas sa fonction. Ce même président, certainement ins­piré par des « conseillers image » qui se croyaient très forts, avait pris la manie de s’adresser, à la télévi­sion, à ceux qu’il gouvernait au sin­gulier… « Madame, Mademoiselle, Monsieur», pour moi, c’est le comble.

 

Qu’est-ce qui vous choque ?

C’est une manipulation indigne, il laisse entendre qu’il est mon président, à moi qui l’écoute. Il n’est pas mon président, il n’est le président de personne en parti­culier, il est le président de la Répu­blique française, de la nation fran­çaise. En détruisant la mise à distance symbolique du pouvoir, il commettait une faute grave contre le véritable fondement de la démo­cratie, qui repose sur la représenta­tion, sur une mise en scène. On voit le résultat actuel, que j’analyse – sy­métriquement à la mondialisation – comme une « reféodalisation », sous des dehors modernes. C’est-à­ dire la tyrannie, une tyrannie mo­derne,« libérale», qui n’a plus be­soin de l’archaïsme d’un dictateur pour fonctionner.

 

Vous comparez les institu­tions à des scènes, et leur fonc­tionnement à des mises en scène…

L’impératif théâtral est im­manent à la condition humaine. La mise en scène est une mise à dis­tance, et une mise en miroir qui permet la respiration, qui permet aux individus et aux groupes de se trouver, de se constituer en se sépa­rant de leur propre image. Alors que la prétendue convivialité, dé­théâtralisée, déritualisée, casse l’humain, détruit les individus en les laissant seuls face au néant. Dé­merde-toi, drogue-toi, suicide-toi, c’est ton affaire, il y aura des gara­gistes qui répareront si c’est répa­rable, et des flics si besoin est. L’exemple de l’éducation est frap­pant : on peut y engloutir des mil­liards, mais ça n’empêche qu’on continue la casse en prétendant que l’enseignement consiste à dé­verser de l’information d’un conte­nant plein dans un autre contenant vide.

 

Où se joue cette faillite de l’éducation ?

On ne peut même plus parler d’éduquer, parce que ça suppose qu’il y ait un dénivellement, de la hiérarchie, donc du pouvoir. Ah ! pas de ça ! Alors le rapport ensei­gnant-enseigné s’instaure dans le binaire, sans horizon. On peut dire la même chose du rapport soi­gnant-soigné, etc. J’ajouterai : créti­nisant-crétinisé. On obtient la bêti­fication générale, l’hébétude, parce qu’il n’y a plus de perte, il n’y a pas de séparation, pas d’horizon vide. On fait des crétins, c’est-à-dire des victimes. Et ensuite on demande aux jeunes d’assumer la débâcle de la génération précédente ; il y a des armes dans les collèges, et on leur demande de lutter eux-mêmes contre la violence, après avoir dé­truit le dispositif normatif qui cana­lisait cette violence.

 

Vous critiquez la destruction du dispositif classique de repré­sentation. Ne trouvez-vous pas que les nouveaux systèmes de communication en réseau en augmentent les possibilités ?

Non, l’idéologie du réseau c’est la féodalité, qui engendre des rela­tions extrêmement violentes. L’om­nivision, le branchement de tout avec tout est sous-tendu par un dé­lire de maîtrise totalisateur, qui vise la disparition du manque, donc du désir. On veut tout mettre en pleine lumière, mais l’humanité a besoin de l’ombre pour échapper à la folie. Il faut espérer que ces nouvelles technologies inventeront leurs propres genres poétiques, au­jourd’hui inimaginables, qu’elles instaureront leur propre régime de fiction pour sortir de l’actuelle dé­rive scientiste. La dérive qui nie que dans toute gestion des comporte­ments, même les plus techniques ou les plus triviaux, il entre une part de pathétique. Celle qui refuse qu’une part de l’humain échappe indéfiniment à la saisie, que l’homme est « civilisable » mais pas absolument gouvernable.

 

Comment croyez-vous pos­sible de s’opposer à cette dé­rive ?

Il faut dire «non». Réinstaurer l’idée que le non n’est pas le oui. Sans cela, les nouvelles générations ne peuvent pas se représenter la différenciation. Je ne crois pas que l’humanité acceptera d’être privée de l’accès à la négation ; l’espèce humaine ne mutera pas sur ce plan de la représentation, parce qu’elle ne serait plus l’espèce humaine. De plus, cette évolution est sinistre : on joue avec l’idée d’abolir le manque, d’abolir l’absence même, d’abolir la mort. Mais ce serait d’un ennui ! Donc je ne pense pas que cette dé­rive puisse se poursuivre indéfini­ment ; mais, en attendant, elle peut faire encore beaucoup de dégâts. 

 

* Propos recueillis par Jean-Michel Frodon

 

Entretien paru dans Le Monde du 22 avril 1997

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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