Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Et l’arbre sec reverdit…

 

Il y a une façon de sortir de la vie qui juge cette vie entière, et le dernier film d’Andreï Tarkovski m’évoque à nouveau les vers ultimes de la tragédie d’Œdipe Roi : « C’est ce dernier jour qu’il faut, pour un mortel, toujours considérer. »

1986 : Le regard s’est éteint. Et cette année-là, justifiant l’oracle de Sophocle, Le Sacrifice conclut une filmographie de près de trente ans et devient l’instant de vérité. Car dans l’après-coup du Temps scellé par la mort, l’œuvre du cinéaste a commencé de livrer son sens, c’est-à-dire ses sources, son mode d’écriture et la pensée dont elle témoigne. Un destin s’achève et recommence.

Cette œuvre n’est pas de celles qu’on encense comme par réflexe devant la grandeur ni que commente la critique de circonstance. Elle inquiète, de cette inquiétude qu’on ressent à l’approche du mystère dévoilé – l’approche seulement – et qui faisait dire au père de Tarkovski (le poète Arseni Tarkovski) : « Andreï, ce ne sont pas des films que tu fais… »

Qu’est-ce donc alors, pour nous simples passants, auxquels Tarkovski le fils adresse ses films ? À la perplexité du père semble répondre, si du moins nous ne sommes pas sourds, le propos de Bergman découvrant le cinéaste russe : « Je me trouvais, soudain, devant la porte d’une chambre dont jusqu’alors la clé me manquait. » Aller vers ces confins, ouvrir la porte donnant sur la chambre obscure, c’est s’engager dans la voie des artistes-prophètes, des découvreurs de l’énigmatique chagrin, pleurant avec des images d’amour et de violence, toute notre Enfance perdue. Saisir la vie comme apparence, la vie comme songe, dit encore Bergman du cinéma de Tarkovski. Il s’agit bien de montrer cela : non pas qu’il y a l’apparence et la vie, mais que la vie est portée par l’insaisissable du rêve, par l’autre scène comme l’appelait Freud.

Cette vérité-là, pressentie plutôt que sue par chacun de nous, soutient les arts. Elle touche au point sensible du pacte social, au trésor intérieur de l’humain si difficile à protéger parce qu’il s’agit de la liberté de l’esprit, dont les tyrannies quelles qu’elles soient nous « dévalisent » selon le mot de Tarkovski, grand connaisseur en la matière. Méditons un instant là-dessus.

Se remémorant ses épreuves face au pouvoir soviétique, mais aussi critiquant les politiques de la médiocrité à l’Ouest, le réalisateur résume vers quoi tend le cinéma de l’irresponsabilité, qu’on appelle aussi cinéma de masse : « éteindre irrévocablement tout ce qui peut rester de pensée et de sentiment » dans le public. Cette phrase vaut pour tous les appareils tyranniques.

L’instinctif refus, cassant et à ciel ouvert, des bureaucrates communistes a pour réplique ici, dans l’Europe devenue servile face à l’injonction commerciale, l’attitude des suiveurs de la pire Amérique, celle des films dits de consommation. De L’Enfance d’Ivan, la censure n’avait retenu que l’exaltation d’un héros soviétique, mais avec Andreï Roublev les choses ne pouvaient que se gâter, car comment laisser passer la troublante passion d’un moine peintre d’icônes, c’est-à-dire peintre de l’âme ? Le peuple ne comprendra pas, n’est-ce pas ?

Mais qu’en est-il ici même, dans nos sociétés libérales, où l’idéologie gestionnaire du Progrès industriel travaille, jusqu’à l’étouffement, à resserrer les boulons et les écrous du montage humain, à faire apparaître, comme l’annonce le discours de pointe, « la post-modernité » ? Passe encore qu’on montre à cet Homme nouveau Solaris ou Stalker, dont on ne retiendra que le versant science-fiction. Mais que faire du Miroir et de Nostalghia, du Sacrifice enfin, toute cette suite de méditations au plus près du plus intime, qui font résonner un mot interdit de notre temps, la souffrance ? Entendons : la souffrance qui ne se donne pas en spectacle de masse, l’intime tourment dont nous vivons. Ici, autre style de refus, sous l’invincible argument : le spectateur ne comprendra pas, n’est-ce pas ?

Le travail qui s’annonce avec la mise en circulation des scénarios désormais tous imprimés (films en projet ou réalisés) sera à la mesure de la parabole de l’Arbre sec arrosé avec patience et qui, selon le récit du miracle en filigrane du Sacrifice, s’était un matin couvert de feuilles. Une nécessité inévacuable de notre temps est de faire reverdir le questionnement qui, enseveli ou porté à la lumière, de toute façon est là, présent dans la souffrance muette des nouvelles générations, héritières d’un siècle de tueries. Quel questionnement ?

La prophétie est venue de Russie, sous la plume de Dostoïevski : « Nous ne naissons plus de pères vivants, nous trouverons moyen de naître directement de l’idée. » En d’autres termes, en style de savoir anthropologique, nous tous, les descendants du désastre, sommes à la tâche de redonner vie à l’immémoriale question du Père, à cette grande scène primitive du trio humain – la Mère, le Père, l’Enfant –, qui sous les figures démultipliées par l’art du cinéma, n’a cessé de hanter l’œuvre de Tarkovski depuis Andreï Roublev.

Serait-ce cela, le secret du Temps scellé, nos savoirs de sable sur les figures qui président à l’enfantement de soi, jamais parvenu à son terme ? Et s’il n’y avait cet inaccompli, il n’y aurait pas le travail tâtonnant et méticuleux des artistes, que Tarkovski décrit pour son compte : s’emparer d’un « bloc de temps » et le « sculpter » ; faire un film, c’est « fixer les temps ». Lisant ces formules, je pense à la confrontation humaine avec « le tout », à la « vie effroyable » qui parle dans la poésie de Rimbaud : « qu’il vienne, qu’il vienne, le temps dont on s’éprenne ». Une angoisse d’être : c’est ce qui fait de l’entreprise de filmer le temps, pour Tarkovski, une lutte, un corps à corps avec l’Élément, d’où émerge la statue, son propre jeu d’images, si je puis dire, de renaissant. Ainsi crée-t-on, pour ne pas mourir.

Alors, on comprend mieux pourquoi le réalisateur parle de « destruction du genre », de « lutte contre le genre », appelant à la rescousse ceux qu’il admire, Bresson, Chaplin, Fellini, Bergman, Kurosawa, Satyajit Ray… qui ne ressemblent qu’à eux-mêmes. Si « Bresson est Bresson », c’est que Tarkovski est Tarkovski, un genre en lui-même. Qu’en dites-vous, lecteurs de ses écrits ?

La cause est entendue, pour tous ceux qui connaissent déjà ce cinéma ou vont apprendre à le connaître : Tarkovski s’adresse à des esprits libres.

C’est cela son testament. De même qu’« un livre lu par des milliers d’individus donne des milliers de livres différents », de même ses films sont des milliers. Il y a dans cette certitude l’écho de l’ancienne théologie chrétienne, comparant le Livre sacré à une Roue. Métaphore d’une Écriture infinie, la Roue nous fait passer et repasser par les mêmes points, chacun avec son bagage de souvenirs du temps perdu, de désirs inachevés, de souffrance. Et telle est la leçon de ce cinéma des hauteurs.

Que me soit permis un hommage. Il sera de dédier au cinéaste les mots de la désillusion, les mots poignants de son propre père, le poète :

« Ce qui avait semblé être nous

Suit son cercle

Calmement, hors des comparaisons,

Et sans plus même nous contenir. »

 

Pierre Legendre *

 

*À l’origine historien du droit et des institutions, Pierre Legendre a produit une œuvre abondante qu’il désigne comme Anthropologie dogmatique. Il s’est toujours intéressé, à travers le cinéma, au lien d’image qui fonde et structure toute société.

 

Préface aux Œuvres cinématographiques complètes d’Andréï Tarkovski, Exils éditeur, 2001, p.9-12

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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